Chronique

« On n’est pas là pour planter des arbres ? »

6h30, un samedi matin. C’est le branle-bas de combat devant une petite pâtisserie du sud de Binh Thanh. Mon colocataire et moi y retrouvons six amis vietnamiens avec lesquels nous allons planter des arbres et camper le temps d’un week-end. Pour mener à bien cette idée saugrenue, direction le mont Ba Den, une montagne de 996 mètres d’altitude située au nord-ouest de Saïgon.

Nous arrivons à destination trois heures plus tard et garons les scooters sous un soleil matinal déjà violent. Un détail me fait immédiatement tiquer : la montagne est recouverte d’une végétation luxuriante. Je me tourne vers l’initiatrice du week-end, une jeune et charmante pâtissière vietnamienne :

« Où est-ce qu’on va planter des arbres ? Il en a partout ici !
– Hein ? De quoi tu parles ?
– On n’est pas là pour planter des arbres ?
– Quoi ? Bah non !
– On va faire quoi alors ?
– Marcher et camper.
– Euh….. Et on va marcher combien de temps ? Une heure ? Une heure et demie ?
– On en a pour six à sept heures de montée en passant par ce chemin. »

Avec mes deux heures de sommeil au compteur – la nuit précédente ayant été quasi blanche – je manque de m’évanouir sous l’effet de la nouvelle. Scrutant désespérément et en vain une marque d’ironie sur le visage de mon amie, je la trouve tout à coup beaucoup moins charmante. Nous tournons le dos aux hordes d’adolescentes vietnamiennes armées de perches à selfie, et commençons l’ascension. Pendant des heures, notre champ de vision se limite à de gros rochers superposés qu’il faut gravir les uns après les autres, à la force des pieds et des bras.

Grâce à mes chaussures premier prix à semelles lisses, je m’initie involontairement au snowboard sur rocher (ou rockboard), un sport palpitant qui me vaut néanmoins quelques frayeurs. Au fur et à mesure de la journée, la chaleur se fait de plus en plus accablante, les pauses de plus en plus fréquentes et l’eau de plus en plus rare. Chaque goutte ingérée se métamorphose presque aussitôt en transpiration. Sentant mes forces me lâcher par moments, je tiens le coup en imaginant la prairie verdoyante et déserte qui nous attend en haut. De nature optimiste, je crois apercevoir le sommet juste devant nous une bonne cinquantaine de fois au cours de l’après-midi. Nous arrivons finalement à la nuit tombante, dans un sale état et sans une goutte d’eau, après six heures trente d’efforts intenses.

Nous tombons nez-à-nez avec de hauts grillages entourant un bâtiment métallique et bruyant aux allures de centrale électrique. Plus loin, le sentier étroit et touffu qui parcourt la cime du mont Ba Den nous mène à quelques rares emplacements de camping, tous occupés. Nous rebroussons chemin et installons les deux tentes sur le seul espace plat disponible : une dalle de béton au pied de « la centrale électrique ».

Au moment précis où nous fixons le dernier piquet de tente sur ce lieu enchanteur, deux gardiens en uniforme viennent à notre rencontre. Ils nous vendent de l’eau, que nous accueillons avec un enthousiasme de berbères sahariens, avant de nous prodiguer quelques conseils. Apparemment, il y aurait un vaste coin d’herbe à quelques dizaines de mètres de là.

Nous déménageons notre barda vers cet endroit plein de promesses, qui s’avère être une petite clairière remplie de campeurs affairés autour de leur popote. Si l’ambiance y est festive, le nouvel emplacement l’est moins : nous avons à notre disposition un petit carré d’herbe incurvé comme une baignoire, à cheval entre des rochers et un gros anneau métallique planté dans le sol. Quand vient l’heure de se coucher, au terme d’une soirée barbecue & alcool de riz mémorable, je dois entortiller mon corps de part et d’autre de l’anneau et d’un rocher afin de m’allonger entièrement. Contre toute attente, je m’endors presque aussitôt.

Le lendemain, nous résistons fièrement à l’appel du téléphérique et redescendons la montagne à pied par un chemin plus court. Mais rapidement, les genoux de plusieurs d’entre nous commencent à flancher. Lors d’un référendum éclair, nous décidons de prendre le téléphérique à la prochaine station, située à mi-parcours.

Du haut de la cabine suspendue dans les airs, alors que j’observe en souriant cette montagne qui nous a tant fait souffrir et ces arbres que nous n’avons pas plantés, quelqu’un lance : « C’était cool ! Qui est motivé pour recommencer bientôt ? ». A mon grand étonnement, ils sont plusieurs à répondre « Moi ! ».

Un scooter au format paysage

Quatrième jour depuis notre départ de Hanoï. La nuit commence à tomber dans les montagnes de la région d’Ha Giang, à l’extrême nord du Vietnam. Tom et moi roulons sous la pluie et le brouillard depuis plus de six heures, chacun sur sa bécane. On a hâte d’arriver au village de Du Gia, situé à une trentaine de kilomètres. Je jette des coups d’œil inquiets vers ma jauge d’essence qui vient de passer dans le rouge. Tout à coup, Tom hurle : « ILS ARRIIIIIIIIVENT ! ». Je comprends instantanément qu’« ils », c’est ce groupe de motards qu’on croise partout depuis plusieurs jours et qu’on fuit en riant comme des gamins pour se sentir seuls au monde. J’accélère dans la vaste ligne droite qui descend la montagne afin de semer nos poursuivants imaginaires. Soudain, j’aperçois un tronçon de route déformé par les bosses à quelques mètres de moi. J’ai à peine le temps de me dire « c’est rien, ça va passer » que mes roues glissent déjà sur le bitume humide. Quand je reprends mes esprits, je suis allongé sur le sol, en état de choc et je sens une douleur vive au genou gauche. Mon scooter gît à mes côtés, au format paysage. Tom m’aide à me relever et à pousser mon bolide accidenté sur le bord de la route. Lorsque le groupe de motards arrive à notre hauteur, je suis assis sur la selle, les dents serrées, tentant vainement de dissimuler mon pantalon maculé de sang. « Ça va ? », me demande leur guide en ralentissant. « Oui oui, ça va, pas de problème ! ». Ma fierté est plus forte que la douleur.

La meute de touristes s’évanouit dans les montagnes avec les dernières lumières du jour. Il faut repartir au plus vite mais la pédale de changement de vitesse de mon scooter est cassée. Je descends la pente avec le moteur éteint et le genou en vrac. Par chance, je croise une trentaine de Vietnamiens faisant la causette dans un virage, au milieu de nulle part. Tous les regards sont fixés sur mon pantalon ensanglanté quand je m’arrête pour demander de l’aide. Un des montagnards donne des coups de pied sur le levier de vitesse dans le but de le débloquer. La stratégie fonctionne, à mon grand étonnement. Je repars et roule pendant une heure en troisième vitesse, la seule en état de marche, à travers les routes sinueuses et obscures. Il fait totalement nuit lorsque nous arrivons au village. Je boite mais la douleur s’est dissipée, ce qui me fait penser que j’ai juste un hématome et un peu de peau arrachée. Je m’installe avec Tom dans un bar pour chercher une chambre d’hôte dans le coin grâce au wifi. On en profite pour décompresser et rire de cette mésaventure en sifflant des bières.

Une heure plus tard, on se pointe à l’auberge sélectionnée. « Le repas sera servi dans 30 minutes », annonce le gérant en nous rendant nos passeports. Je décide d’aller désinfecter ma blessure avant le dîner. Une fois dans le dortoir, je retire lentement mon pantalon pour inspecter les dégâts. Mon genou gauche, ouvert sur plusieurs centimètres de longueur, de largeur et de profondeur, ressemble à un morceau de viande crue. Un bout de chair déchiquetée pend à l’extérieur de la plaie écarlate et sanguinolente. Bouche bée devant le spectacle, je réalise que mon voyage s’arrête net et que je vais morfler dans les heures et les jours à venir. Tom entre dans le dortoir, s’exclame « Oh putain. Oh putain ! » et court chercher le gérant de l’auberge. Ce dernier m’installe à l’arrière de sa moto. Direction l’infirmerie du village, une petite salle vétuste qui n’inspire pas confiance. Je mords nerveusement mes doigts en fixant le plafond pendant que l’infirmière referme mon genou avec du fil et des aiguilles. On a anesthésié ma douleur mais pas mon imagination.

De retour à l’auberge, je passe une nuit terrible, la première d’une longue série. Le lendemain, je me rends en taxi jusqu’à un hôpital de la ville d’Ha Giang, à trois heures de route, pour effectuer des radiographies de mon genou. Au moment du verdict, personne n’a l’air sûr de quoi que ce soit. Un docteur me montre la page Google Traduction de son téléphone : « peut-être genou luxé ». Le bourreau, bien intentionné, essaie de remboîter l’articulation. Il ne parvient qu’à me faire hurler de douleur et à rouvrir partiellement la plaie. Finalement, le médecin chargé de mon dossier abrège mes souffrances : « On ne sait pas ce que tu as. Il faut que tu te fasses opérer à Hanoï le plus vite possible. Je vais appeler un taxi et t’accompagner pour m’assurer que rien ne t’arrive en chemin. » Il est alors 20 h 30 et le trajet aller-retour prend dix heures, mais il insiste pour venir. Vers 1 h 30 du matin, le chauffeur et le docteur au grand cœur me déposent à la réception d’un hôpital international de Hanoï et repartent aussitôt en sens inverse.

Le médecin de garde examine ma plaie et analyse les radiographies. « Il n’y a pas de fracture, de luxation, ni de rupture des ligaments mais la blessure semble infectée. On va vous opérer ce matin à 8 h 30. Vous logez où ? ». J’élude la question parce que je ne veux pas payer de chambre pour quelques heures. À ce moment, je ne sais pas encore si ma compagnie d’assurance prendra en charge les frais d’hospitalisation. Sur les conseils d’un réceptionniste, je m’installe discrètement sur un canapé au troisième étage de l’hôpital endormi. Un gardien me réveille une heure plus tard et me force à le suivre en boitant jusqu’au hall d’entrée. Je passe le reste de la nuit avachi dans un siège, la jambe tendue sur l’accoudoir. Au petit matin, après avoir effectué une série de tests sanguins et signé d’innombrables formulaires, je pars avec mon lit roulant vers le bloc opératoire. Le personnel hospitalier qui m’entoure est aux petits soins, surtout l’anesthésiste, qui balance des vannes avant de m’envoyer dans les vapes. Pendant quelques secondes, je suis au nirvana.

Je me réveille à moitié K.O. en salle de réanimation. L’infirmière qui me ramène à ma chambre profite du passage dans l’ascenseur pour me montrer des photos écœurantes de mon genou ouvert, charcuté et vidé. Ça ne m’empêche pas de dévorer mon premier repas après un long jeûne quelques minutes plus tard. Je fais la connaissance de mon voisin de lit, un Polonais défiguré et fracturé de partout à la suite d’une chute de vélo, ce qui me fait relativiser immédiatement. Je passe les premières journées de convalescence dans un état de dépendance totale, savourant secrètement de n’avoir à me préoccuper de rien, à l’exception du choix du programme télé et du menu du prochain repas. Mais il y a une contrepartie désagréable, comme pour me rappeler que je ne suis pas à l’hôtel : matin, midi et soir, les infirmières injectent dans mes veines un liquide glacé qui se propage lentement dans mon bras et qui dégage une odeur de white-spirit à travers la peau. Sans compter la piqûre quotidienne dans le ventre, les tuyaux qui sortent de mon genou et de mon poignet, le casse-tête pour faire mes besoins ou me laver, etc. Cinq jours après l’opération, je quitte l’hôpital avec une attelle et des béquilles. C’est parti pour plusieurs mois de cicatrisation et de rééducation. Au moment où je peux enfin remarcher presque normalement, les autorités vietnamiennes décrètent le début du confinement lié au coronavirus.

« Mission cacao » dans le delta du Mékong

Nous parcourons à scooter un labyrinthe de petits chemins, cherchant des yeux cacaoyers et cabosses dans la végétation environnante. Les gens du coin nous saluent avec enthousiasme depuis le seuil de leur maison. « Cacao ? Cacao ? », répétons-nous comme un disque rayé à chaque personne que nous croisons. Car en vietnamien, le mot « cacao » se traduit par… « cacao ». Et pourtant, au travers des sourires gênés des gens que nous interrogeons, nous comprenons que personne ne nous comprend. Nous sortons alors nos deux jokers : Google Traduction et une photo de cabosse. Les langues se délient, des bras se tendent et pointent vers des directions approximatives que nous suivons. Mais les indications se contredisent d’une personne à l’autre. Au bout d’une heure et demie d’investigation, nous sommes de retour au point de départ, bredouilles et désabusés.

Nous faisons halte dans un petit café sur le bord de la route. Trois quinquagénaires nous invitent à leur table. Nous leur racontons laborieusement nos péripéties à l’aide de Google Traduction. « Vous cherchez une plantation de cacao ? Il y en a une à quelques minutes d’ici. Finissez vos cafés et suivez-nous ! ». Nos sauveurs nous amènent dans une cour ensoleillée recouverte de fèves de cacao. Une femme assise à l’ombre ouvre des cabosses en deux coups secs de machette. C’est une des gérantes de cette petite exploitation familiale. Un enfant sort timidement de la maison et s’installe sur les marches pour jouer avec ses figurines Transformers. Son père nous rejoint peu après et nous fait visiter la plantation. Il explique que les sacs de fèves partiront bientôt en France. Profitant de la présence de toute la famille, nous dégainons notre appareil photo pour immortaliser la scène. Nos hôtes ouvrent de grands yeux incrédules en voyant leurs visages apparaître progressivement sur le papier tout juste sorti du Polaroïd.

L’enfant admire les photos et les serre contre son cœur. Il en oublie même ses Transformers. Un homme à la démarche lente entre dans la cour. C’est son grand-père. Nous remarquons qu’il louche sur les photos. « Vous voulez qu’on vous photographie avec votre fils et votre petit-fils ? ». L’homme esquisse un sourire, sort un peigne miniature de la poche de sa chemise et se recoiffe minutieusement pour être au top sur la photo.

Dans un coin de la cour, un gros boa somnolent observe à travers les barreaux de sa cage l’heureux dénouement de notre enquête gastronomique.