Chronique

Un scooter au format paysage

Quatrième jour depuis notre départ de Hanoï. La nuit commence à tomber dans les montagnes de la région d’Ha Giang, à l’extrême nord du Vietnam. Tom et moi roulons sous la pluie et le brouillard depuis plus de six heures, chacun sur sa bécane. On a hâte d’arriver au village de Du Gia, situé à une trentaine de kilomètres. Je jette des coups d’œil inquiets vers ma jauge d’essence qui vient de passer dans le rouge. Tout à coup, Tom hurle : « ILS ARRIIIIIIIIVENT ! ». Je comprends instantanément qu’« ils », c’est ce groupe de motards qu’on croise partout depuis plusieurs jours et qu’on fuit en riant comme des gamins pour se sentir seuls au monde. J’accélère dans la vaste ligne droite qui descend la montagne afin de semer nos poursuivants imaginaires. Soudain, j’aperçois un tronçon de route déformé par les bosses à quelques mètres de moi. J’ai à peine le temps de me dire « c’est rien, ça va passer » que mes roues glissent déjà sur le bitume humide. Quand je reprends mes esprits, je suis allongé sur le sol, en état de choc et je sens une douleur vive au genou gauche. Mon scooter gît à mes côtés, au format paysage. Tom m’aide à me relever et à pousser mon bolide accidenté sur le bord de la route. Lorsque le groupe de motards arrive à notre hauteur, je suis assis sur la selle, les dents serrées, tentant vainement de dissimuler mon pantalon maculé de sang. « Ça va ? », me demande leur guide en ralentissant. « Oui oui, ça va, pas de problème ! ». Ma fierté est plus forte que la douleur.

La meute de touristes s’évanouit dans les montagnes avec les dernières lumières du jour. Il faut repartir au plus vite mais la pédale de changement de vitesse de mon scooter est cassée. Je descends la pente avec le moteur éteint et le genou en vrac. Par chance, je croise une trentaine de Vietnamiens faisant la causette dans un virage, au milieu de nulle part. Tous les regards sont fixés sur mon pantalon ensanglanté quand je m’arrête pour demander de l’aide. Un des montagnards donne des coups de pied sur le levier de vitesse dans le but de le débloquer. La stratégie fonctionne, à mon grand étonnement. Je repars et roule pendant une heure en troisième vitesse, la seule en état de marche, à travers les routes sinueuses et obscures. Il fait totalement nuit lorsque nous arrivons au village. Je boite mais la douleur s’est dissipée, ce qui me fait penser que j’ai juste un hématome et un peu de peau arrachée. Je m’installe avec Tom dans un bar pour chercher une chambre d’hôte dans le coin grâce au wifi. On en profite pour décompresser et rire de cette mésaventure en sifflant des bières.

Une heure plus tard, on se pointe à l’auberge sélectionnée. « Le repas sera servi dans 30 minutes », annonce le gérant en nous rendant nos passeports. Je décide d’aller désinfecter ma blessure avant le dîner. Une fois dans le dortoir, je retire lentement mon pantalon pour inspecter les dégâts. Mon genou gauche, ouvert sur plusieurs centimètres de longueur, de largeur et de profondeur, ressemble à un morceau de viande crue. Un bout de chair déchiquetée pend à l’extérieur de la plaie écarlate et sanguinolente. Bouche bée devant le spectacle, je réalise que mon voyage s’arrête net et que je vais morfler dans les heures et les jours à venir. Tom entre dans le dortoir, s’exclame « Oh putain. Oh putain ! » et court chercher le gérant de l’auberge. Ce dernier m’installe à l’arrière de sa moto. Direction l’infirmerie du village, une petite salle vétuste qui n’inspire pas confiance. Je mords nerveusement mes doigts en fixant le plafond pendant que l’infirmière referme mon genou avec du fil et des aiguilles. On a anesthésié ma douleur mais pas mon imagination.

De retour à l’auberge, je passe une nuit terrible, la première d’une longue série. Le lendemain, je me rends en taxi jusqu’à un hôpital de la ville d’Ha Giang, à trois heures de route, pour effectuer des radiographies de mon genou. Au moment du verdict, personne n’a l’air sûr de quoi que ce soit. Un docteur me montre la page Google Traduction de son téléphone : « peut-être genou luxé ». Le bourreau, bien intentionné, essaie de remboîter l’articulation. Il ne parvient qu’à me faire hurler de douleur et à rouvrir partiellement la plaie. Finalement, le médecin chargé de mon dossier abrège mes souffrances : « On ne sait pas ce que tu as. Il faut que tu te fasses opérer à Hanoï le plus vite possible. Je vais appeler un taxi et t’accompagner pour m’assurer que rien ne t’arrive en chemin. » Il est alors 20 h 30 et le trajet aller-retour prend dix heures, mais il insiste pour venir. Vers 1 h 30 du matin, le chauffeur et le docteur au grand cœur me déposent à la réception d’un hôpital international de Hanoï et repartent aussitôt en sens inverse.

Le médecin de garde examine ma plaie et analyse les radiographies. « Il n’y a pas de fracture, de luxation, ni de rupture des ligaments mais la blessure semble infectée. On va vous opérer ce matin à 8 h 30. Vous logez où ? ». J’élude la question parce que je ne veux pas payer de chambre pour quelques heures. À ce moment, je ne sais pas encore si ma compagnie d’assurance prendra en charge les frais d’hospitalisation. Sur les conseils d’un réceptionniste, je m’installe discrètement sur un canapé au troisième étage de l’hôpital endormi. Un gardien me réveille une heure plus tard et me force à le suivre en boitant jusqu’au hall d’entrée. Je passe le reste de la nuit avachi dans un siège, la jambe tendue sur l’accoudoir. Au petit matin, après avoir effectué une série de tests sanguins et signé d’innombrables formulaires, je pars avec mon lit roulant vers le bloc opératoire. Le personnel hospitalier qui m’entoure est aux petits soins, surtout l’anesthésiste, qui balance des vannes avant de m’envoyer dans les vapes. Pendant quelques secondes, je suis au nirvana.

Je me réveille à moitié K.O. en salle de réanimation. L’infirmière qui me ramène à ma chambre profite du passage dans l’ascenseur pour me montrer des photos écœurantes de mon genou ouvert, charcuté et vidé. Ça ne m’empêche pas de dévorer mon premier repas après un long jeûne quelques minutes plus tard. Je fais la connaissance de mon voisin de lit, un Polonais défiguré et fracturé de partout à la suite d’une chute de vélo, ce qui me fait relativiser immédiatement. Je passe les premières journées de convalescence dans un état de dépendance totale, savourant secrètement de n’avoir à me préoccuper de rien, à l’exception du choix du programme télé et du menu du prochain repas. Mais il y a une contrepartie désagréable, comme pour me rappeler que je ne suis pas à l’hôtel : matin, midi et soir, les infirmières injectent dans mes veines un liquide glacé qui se propage lentement dans mon bras et qui dégage une odeur de white-spirit à travers la peau. Sans compter la piqûre quotidienne dans le ventre, les tuyaux qui sortent de mon genou et de mon poignet, le casse-tête pour faire mes besoins ou me laver, etc. Cinq jours après l’opération, je quitte l’hôpital avec une attelle et des béquilles. C’est parti pour plusieurs mois de cicatrisation et de rééducation. Au moment où je peux enfin remarcher presque normalement, les autorités vietnamiennes décrètent le début du confinement lié au coronavirus.